On associe en général à la Grande Guerre une profusion de signes visuels, souvent décrits comme relevant d’une propagande dûment organisée par les autorités. En août 1914, si l’Allemagne dispose déjà de services de propagande recourant régulièrement à la diffusion d’images, l’Angleterre et la France sont à la traîne. Les autorités françaises se contentent d’abord et pour longtemps d’opérer une censure sur toutes les productions privées, textuelles ou visuelles, en fait totalement engagées dans l’Union sacrée et soutenant donc l’effort de mobilisation et de guerre. C’est le secteur privé qui, tout au long de la guerre, réalise et diffuse la grande masse des centaines de milliers d’images reproduites à des milliards d’exemplaires, principalement en direction de l’arrière. Deux secteurs se singularisent par l’importance de leurs tirages, et donc par leur omniprésence sociale : la grande presse quotidienne ou magazine d’un côté, et la carte postale illustrée de l’autre, qui nous intéresse particulièrement ici.
60 à 80 000 modèles différents, 4 à 5 milliards de cartes produites et diffusées en France pendant toute la durée du conflit, plusieurs dizaines de milliards supplémentaires si l’on prend en compte l’ensemble des pays belligérants. C’est dire la popularité de ce médium, dont l’utilisation est favorisée par les autorités militaires dès les premiers jours de la Guerre au travers de cartes de correspondance militaire distribuées gratuitement aux soldats et acheminées en franchise postale vers l’arrière, les familles disposant de modèles spécifiques à tarif subventionné.
A ces cartes « officielles » peu illustrées, s’ajoute la grande masse des cartes issues de la production privée. Les éditeurs diffusent trois grands types de cartes : les cartes-vues (photographies en noir et blanc de lieux - villes, villages et paysages -, ou de troupes), les cartes dites « fantaisie-patriotiques » (mises en scènes photographiques réalisées en studio et parfois retouchées), et enfin les cartes dessinées le plus souvent satiriques .

Profusion de cartes fantaisie-patriotiques
Une masse considérable de cette production s’inscrit dans la gamme des cartes dites fantaisie-patriotiques,

“objets dont la mièvrerie ou la grivoiserie paraissent si dévastatrices dans leur insignifiance face à la guerre”, ainsi que le relevait Annette Becker dans le beau catalogue d’exposition de l’Historial de Péronne consacré à ces cartes postales . Contrairement aux cartes dessinées, elles s’appuient principalement sur le principe du photomontage, se veulent apolitiques, c’est à dire qu’elles n’évoquent pas l’adversaire, tout en se concentrant sur le quotidien supposé du soldat et sa relation à son milieu familial. L’illustration combine des clichés réalisés en studio devant des décors peints, par des acteurs et des actrices dont la tenue vestimentaire, les attributs et les attitudes sont signifiantes et permettent en général d’évoquer deux univers, celui du front et celui de l’arrière. Il va sans dire que ces mises en scène relèvent de la fiction la plus édulcorée. Pas de sang, pas de larmes, pas de cadavres, éventuellement des blessés, mais valides et prêts à repartir au combat et souriants. L’univers de la carte patriotique s’appuie sur une logique discursive et visuelle rassurante, permettant de faire le lien de cœur et de pensée entre le front et les civils, les deux ensembles étant en général associés par un double système de hiérarchisation haut/bas et également par un jeu de fondu, de nuage et de flou, formant une frontière douce entre les deux espaces temps ainsi rapprochés.
A partir du deuxième semestre 1915 et à la suite des premières permissions, de nouvelles représentations font leur apparition : le soldat et la femmes se retrouvent côte à côte, enlacé.e.s, s’embrassant éventuellement.
On peut établir une typologie de ces cartes, autour trois grandes familles : les soldats ; les soldats en lien avec les civils ; enfin, les civils seuls. C’est le type soldat-civils qui compte le plus grand nombre de modèles différents, ces cartes juxtaposant en général un soldat et “sa” femme, les enfants étant parfois présents. On a là une figuration sublimée, stéréotypée, simplifiée, hiératisée du couple et de la famille nucléaire, autour de la scénarisation du masculin et du féminin.

Virilité ou virilisme ?
Si certaines images de guerre ont produit leur lot de dramaturgie héroïque, via des feuilles volantes ou des compositions parues dans la presse illustrée (comme par exemple dans L’illustration), la carte postale fantaisie ne surjoue pas la guerre. Au contraire, elle en présente une vision totalement aseptisée et édulcorée. Le soldat, en général seul et debout, que l’implicite de l’image situe au front mais dans une zone totalement épargnée par les combats, dispose toujours d’un uniforme rutilant, se montre souriant, rasé de près, alerte, et pour tout dire serein. Certains photomontages peuvent bien intégrer des scènes d’offensives en arrière plan, mais comme référence lointaine, et bien sûr sans blessé ni cadavre, et sans que soit jamais évoqué l’ennemi. Ainsi, la doxa guerrière diffusée par la presse, peignant l’héroïsme du soldat affrontant l’adversaire, est-elle évacuée de ces images. Le soldat n’est pas actif, il peut éventuellement disposer de son arme, un fusil et sa baïonnette, mais plus souvent comme accessoire que comme instrument. Les notions de courage, de bravoure, d’héroïsme peuvent éventuellement s’incarner par le texte, mais guère par les signes visuels. Dans ces images, l’homme est en position d’attente, il exhale la douceur, la sérénité, la quiétude. Jeune, parfois moustachu, il sourit, aux antipodes des caricatures qui confrontent le “poilu” au “boche”, dans lesquelles la violence symbolique est omniprésente. Dans ces cartes postales, l’élément fondamental qui caractérise le soldat, ce n’est pas le contexte, la tranchée, le champ de bataille, le bataillon, l’armement industriel ou la hiérarchie. C’est son uniforme, avec donc comme dominante la couleur bleu et rouge garance au début du conflit, puis assez rapidement uniquement bleu.
Le soldat est seul, car la carte postale répond à la séparation des êtres chers. C’est le soldat qui écrit à sa femme, ses parents ou ses enfants ; c’est la femme qui s’identifie à son compagnon, au mari, au fils, c’est la soeur, le frère ou l’ami.e qui s’adressent à l’absent envoyé au front, parfois présent en médaillon dans le haut de l’image. On a là affaire à une masculinité “contenue”, loin de la brutalisation guerrière qui transparaît dans nombre de discours et de représentations de l’époque . Aucun paradoxe dans ces cartes postales fantaisies-patriotiques, qui répondent à un dialogue interpersonnel, centré sur la fictionnalisation du lien humain, sur l’affect, et qui affiche son désintérêt de l’actualité et de la guerre qui fait rage.

Féminité bien encadrée
Dans la carte fantaisie-patriotique, qui incarne le lien entre l’arrière et le front, l’univers guerrier, c’est à dire le soldat, est souvent intégré dans le registre supérieur de l’image, une position de domination qui rappelle l’espace du divin dans l’iconographie chrétienne. On perçoit également un processus de sublimation, dans le cas de la femme inscrite dans le registre inférieur, le soldat, au-dessus d’elle, constituant alors l’être pensé, évoqué, imaginé dans ce monde lointain et inconnu qu’est le front. Cette disposition marque une déification du soldat et entraîne une première forme de hiérarchisation entre le “haut” militaire et le “bas” civil et plus globalement entre le haut masculin et le bas féminin ou lié à l’enfance.
Le militaire/masculin domine le civil/féminin/enfantin, dans un mouvement vertical. Cette structuration a donc adopté le format portrait, alors que rien n’empêchait les imagiers de composer la rencontre entre les deux espaces symboliques dans une logique de juxtaposition gauche-droite, - structure parfois adoptée -, permise par le format paysage. Ces cartes fantaisie-patriotiques jouent souvent de la transcendance.
Contrairement à l’homme-soldat, la femme n’est quasiment jamais représentée dotée d’un attribut. Sa seule fonction semble être d’attendre l’homme, de le soutenir, d’être femme ou mère et non paysanne, ouvrière, journaliste, médecin, infirmière. A la rigueur, elle médite la lettre en chantier, elle prie pour l’absent ou encore tricote pour le soldat, étant très rarement infirmière. Dans la plupart de ces images qui se focalisent sur la relation intime, l’actrice doit incarner “la” femme disponible, dévouée, à disposition du soldat : jeune, souriante, mince, systématiquement vêtue d’une robe, elle est assise, parfois une lettre à la main, le regard tendu vers un horizon imaginaire.
Ces cartes performent d’un côté le soldat, c’est à dire l’homme doté d’une fonction sociale sacralisée par une institution centrale – l’Armée – et par un fait social majeur - le conflit en cours légitimé par les innombrables discours qui l’accompagnent -, et de l’autre, la femme déréalisée, sans responsabilité ni attributs sociaux hormis le don de soi.
L’opposition est nettement marquée par la couleur. Au bleu s’opposent des couleurs chatoyantes, le rose, le orange, le blanc parfois. Les robes – sans le tablier domestique - comportent des motifs, de la dentelle, des voiles ou des mousselines, la posture est moins rigide que celles des soldats, les corps féminins sont souvent déhanchés, les mains peuvent être jointes ou détachées des flancs, un stylo peut également accompagner la quête de l’inspiration épistolaire : “la femme” exhale l’élégance, la douceur, un agrégat de frivolité et de sérénité. C’est la femme désir, - qui minaude, souvent -, plus que la mère ou la responsable des travaux domestiques, qu’exaltent ces cartes.
Rares sont les expressions d’angoisse dans ces images, qui jouent d’une forme d’équilibre entre le désir pour les êtres séparés de se retrouver et l’impératif guerrier, qui consiste à considérer le dévouement à la quête de victoire comme supérieur à tout autre sentiment de frustration, de solitude, d’attente et de désespoir.
Le décors modèle un peu plus la dichotomie de ces images. Au soldat l’extérieur, l’espace rural indéterminé, les bosquets, les saisons et le rythme jour/nuit, l’horizon, synonymes d’action, de mouvement et d’évasion ; aux femmes l’espace domestique confiné et intemporel, suggéré par le mobilier et quelques éléments architecturaux stéréotypés, salon ou chambre plus que cuisine ou dépendances. L’espace domestique prend plus de consistance avec la présence des enfants, un ou deux en général, la famille nombreuse étant la grande absente de ces représentations et de toute façon en net recul avant 1914. Enfants sages, vêtements du dimanche, sourires de rigueur. Ces images ne traduisent jamais les difficultés du quotidien.

Femme fleur versus femme soldat
Si les imagiers se refusent à concéder aux femmes quelqu’attribut révélateur d’une fonction professionnelle,

un motif récurrent permet néanmoins de les caractériser. Récurrent, donc profond, structurant, performatif. Il s’agit de la fleur. La carte postale fantaisie fourmille en effet d’éléments floraux, la plupart du temps associés à l’espace féminin ou enfantin. Fleur dans les cheveux, bouquets dans les mains ou dans un vase sur un guéridon, fleurs sur le vêtement, motifs floraux des tissus, la corolle ou les pétales répétés constituant parfois des encadrements et permettent de souligner un mot, d’agrémenter les images de touches de couleurs vives et constituent même parfois le sujet principal de l’image. Au fil des années, l’élément floral se fait de plus en plus présent dans la carte fantaisie-patriotique. La fleur jouit d’une forte symbolique temporelle et sexuelle, elle accompagne la renaissance du printemps et évidemment, par le biais de la pollinisation, annonce les fruits à venir. Végétal sans mouvement propre, la fleur s’oppose bien sûr à la mobilité de l’homme-soldat. L’omniprésence florale sublime une sexualisation dont l’affichage dans l’espace public reste réprimé par la morale.
Certes, un certain nombre de carte érotise le corps des femmes ou la relation soldat/femme, soit par des signes visuels, soit par le recours à la polysémie des mots. Néanmoins, l’érotisation reste contenue, la sexualité demeurant une forme non pas d’impensé, mais d’inexprimé en ces temps de séparation.
Cette généralisation de la femme-fleur, - la fleur demeurant un élément constitutif des arts décoratifs du 19e siècle, la femme serait donc avant tout apparence, objet, fragilité, parfum, éclat -, s’articule avec la quasi absence de représentations de femme-soldates dans l’univers de ces cartes fantaisies-patriotiques. Sur plusieurs dizaines milliers de modèles de cartes parues pendant le conflit, seules quelques unités explorent cette thématique.
Comme tout média, la carte postale répond à un double impératif : l’impératif médiatique et l’impératif politique. En ces temps de guerre, la carte fantaisie-patriotique, destinée à accompagner un échange épistolaire intime et interpersonnel, sublime non pas la relation homme-femme, mais la relation soldat-femme au travers d’images « mièvres » innombrables. De cet impératif médiatique et militaire, cette incarnation du couple – deux civils avant-guerre – subit une redéfinition précise : bien qu’investissant l’intime, ces représentations attribuent à l’homme une symbolique sociale centrale, celle du combat, mais dans une logique de grande retenue, l’image du combattant pacifié, duquel est extirpé toute forme de brutalité ou de sauvagerie.
L’homme n’est pas avant tout un mari, un père, un frère ou un ami, c’est un soldat. Son individualité disparaît, comme préemptée par l’Armée, nationalisée par l’Etat et donc investie d’une mission universelle qui le transcende et le déifie. Cette même logique médiatico-politique donne de l’incarnation féminine une redéfinition bien différente sinon opposée : alors que le contexte de conflit armé pourrait valoriser leur investissement dans l’effort de guerre, à l’image des nombreux appels aux sexe « faible » formulés autant par les responsables politiques que par les journalistes et littérateurs, les images portées par ces cartes fantaisies dénient aux femmes toute part active en terme de support à la chose militaire, à l’économie et à l’État. La femme est assignée à ses seules fonctions d’amante, d’épouse ou de mère.
Dans cette iconographie, les femmes demeurent des compléments domestiques choséïfiés, inférieurs et passifs, d’un étalon social unique : le masculin militarisé. Rappelons que ces images reflètent avant tout un imaginaire conçu et véhiculé par les élites – éditeurs, imagiers – dont la fonction première reste la défense de l’ordre social, c’est à dire de l’ordre patriarcal. Pour ces éditeurs, nul doute que dans le cadre d’une correspondance interpersonnelle, les potentiels acheteurs cherchent avant tout à s’identifier à ces deux stéréotypes marqués par une même retenue et une même sérénité, mais radicalement opposés en terme d’imaginaires sociaux et de genre. Comme s’il était impensable pour les hommes de voir dans leurs compagnes, femmes, sœurs ou mères, des êtres engagés et actifs, capable d’apporter un réel soutien à l’immense effort de guerre qui leur est pourtant demandé. Ce conservatisme patriarcal nous semble contre-productif, ces modèles de femmes passives paraissant fort peu exaltants et donc particulièrement démobilisateurs.   

Guillaume Doizy

 

Un article que vous pouvez retrouver dans le recueil Femmes en guerre.
Présentation du recueil : Le 6 août 1914, la France se pare d'affiches s'adressant "Aux Femmes françaises". Le président du Conseil, René Viviani, y exhorte les femmes à "remplace(r) sur le champ du travail ceux qui sont sur les champs de bataille", traçant un trait d'égalité et de responsabilité entre les deux espaces, le front et l'arrière. Et Viviani d’ajouter : "debout à l'action, au labeur ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde". De la gloire pour les femmes à l'issue de la Première Guerre Mondiale ? Les contributions originales de ce recueil aident à mieux percevoir la complexité et la valeur des réflexions, des engagements, des compétences, des sacrifices et des résistances de femmes, que les discours, une fois la paix revenue, ont systématiquement cherché à minorer.  

Recueil illustré en couleurs, 120pages, 11 euros. 

Nous contacter : musee.du.vermandois@gmail.com

Contributions de : Jean-Marie Blécot, François Denoncin, Guillaume Doizy, Mariel Hennequin, Valérie Lagier, Stéphanie Lemaire, Michel Magniez, Lucas Rousseau. 
 

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