ANNE MORGAN ET LE COMITE AMERICAIN POUR LES REGIONS DEVASTEES (CARD). Valérie Lagier
25 déc. 2023Pendant sept années, de 1917 à 1924, une organisation humanitaire américaine va se donner pour mission de venir au secours des populations de l’Aisne, très durement touchées par les combats et l’occupation allemande lors de la Première Guerre mondiale. Installée à Blérancourt, dans les ruines du château construit au début du XVIIe siècle par Salomon de Brosse, cette organisation, le Comité américain pour les régions dévastées ou CARD, est l’œuvre d’Anne Morgan, une des personnalités américaines les plus en vue, riche héritière mais aussi philanthrope aux multiples combats en faveur des femmes et de leur travail.
Anne Morgan, héritière et philanthrope (1873-1952)
Ci-dessous à droite : Anne Morgan en uniforme du C.A.R.D.
Anne Tracy Morgan est la plus jeune fille du très riche banquier et homme d’affaires John Pierpont Morgan, probablement la plus grande fortune des États-Unis. Appartenant à l’élite de son pays, Anne Morgan est donc une héritière dont le seul destin aurait dû être de faire un bon mariage, c’est à dire une alliance économique servant les intérêts de sa famille. Mais très tôt, la jeune Anne refuse de n’être qu’un compte en banque à épouser et préfère s’engager dans des combats en faveur des femmes. En 1903, elle participe, avec d’autres femmes de la bonne société new-yorkaise, à la création du premier club féminin, le Colony Club, dont elle devient trésorière. En 1909, elle est aux côtés des ouvrières du textile, en grève pour leurs conditions de travail.
Lorsque la guerre éclate en 1914, elle est en France et ne tarde pas à mettre son énergie et ses relations au service des alliés. Elle transforme une partie de la villa qu’elle partage à Versailles avec ses amies Elizabeth Marbury et Elsie de Wolfe, en maison de convalescence pour les soldats blessés. Toutes trois rejoignent l’American Fund for French Wounded (Comité américain pour les blessés français), qui collecte aux États-Unis de l’argent, des fournitures et du matériel médical pour les hôpitaux français. Anne, habituée aux soirées de gala de fundraising (collecte d’argent) devient naturellement trésorière de l’organisation. C’est au sein de l‘AFFW qu’elle fait la connaissance d’Anne Murray Dike, un médecin américain d’origine écossaise., Ensemble, elles créent la section civile de la AFFW (devenue le CARD en mars 1918) pour venir en aide aux réfugiés qui regagnent les régions de l’Aisne reconquises en mars 1917 après le retrait des Allemands au nord de la ligne Hindenburg.
Au secours de l’Aisne dévastée (1917-1924)
Trois années d’occupation et une politique de la « terre brûlée » perpétrée par les Allemands lors de leur retraite de mars 1917 ont fait du département de l’Aisne un territoire dévasté, un champ de ruines où se côtoient gravats, barbelés, cadavres et obus non explosés. Dans ce territoire reconquis par les troupes françaises, les réfugiés sont autorisés à revenir au compte-gouttes, et ceux qui sont restés sur place pendant les trois années passées sous le joug allemand sont affaiblis par la malnutrition et le travail forcé.
La situation que découvrent les premières volontaires américaines qui accompagnent Anne Morgan et Anne Murray Dike en juillet 1917 dans leur installation à Blérancourt, est catastrophique. Le territoire qui leur est affecté par l’état-major de l’armée française s’étend autour de Blérancourt sur 27 communes où tout fait défaut. Les gens vivent dans les ruines de leurs maisons, dans des caves ou des abris à soldats, parfois des carrières aménagées par les troupes d’occupation.
Ci-dessus : Une famille de Saint-Paul-aux-Bois vivant dans un abri à soldats
À l’intérieur, tout manque : l’eau potable, un système de chauffage, des meubles et ustensiles, des vêtements chauds et de la nourriture. Les routes sont souvent impraticables et les ponts ont été systématiquement détruits par les Allemands en partant. Cette riche région agricole avant-guerre est désormais polluée par les obus et les barbelés et donc totalement improductive. Les usines et industries, en particulier les sucreries, sont en ruines. La première préoccupation des Américaines à leur arrivée est d’apporter un secours d’urgence à ces populations fragilisées, afin de les « aider à s’aider eux-mêmes », selon la formule d’Anne Morgan. Pour cela, l’organisation dispose de camions et de voitures Ford et Dodge, autorisés à sillonner le territoire et apporter le nécessaire à chaque famille de réfugiés, même dans des villages très éloignés. Un magasin permanent est mis en place à Blérancourt. Mais pour alimenter cette aide humanitaire, il est indispensable de générer des dons en argent et en nature (vêtements, ustensiles, matériel agricole, etc.) et d’acheminer ces dons depuis l’Amérique jusqu’à Blérancourt. Anne Morgan met en place des comités dans toutes les grands villes d’Amérique qui vont mobiliser les dons quand Anne Murray Dike prend en charge l’organisation pratique de la distribution dans le territoire picard. Le transport maritime entre la France et l’Amérique est assuré gratuitement par L’American Relief Clearing House, qui se charge de cette mission pour toutes les organisations humanitaires américaines en France. Le travail sur le terrain n’est possible que grâce à l’action des volontaires, jeunes femmes américaines de la bonne société qui n’hésitent pas à quitter le confort de leur foyer pour s’engager dans un pays en guerre et partager les conditions de vie difficiles des populations auxquelles elles apportent leur aide.
Le CARD : une organisation féminine, pragmatique et pratique
Pendant sept années, de 1917 à 1924, date à laquelle le CARD est dissout, ce sont 328 Américaines, 171 Françaises et 126 Anglaises, qui vont participer à cette incroyable aventure humanitaire. Parmi elles, on compte des volontaires, essentiellement des Américaines, et des personnels rémunérés (cuisinières, secrétaires, infirmières, bibliothécaires), surtout des Françaises. Les Anglaises sont souvent des chauffeuses, quand le manque de volontaires américaines pour ces postes se fera sentir. Qui sont ces femmes ? Pour les volontaires américaines, qui payent leur voyage depuis l’Amérique et leurs dépenses sur place, ce sont des femmes issues de riches familles (industriels, politiciens, hommes d’affaires, etc.), ayant fait des études universitaires, possédant parfois un métier (médecin, dentiste, infirmière, bibliothécaire), parlant couramment français et sachant conduire une voiture. Recrutées à New York, elles s’engagent pour une mission de six mois renouvelable.
Leur affectation (mission et localisation) est décidée par le CARD après un entretien à Paris. Elles sont
envoyées, après 1919, dans un des cinq centres (Blérancourt, Vic-sur-Aisne, Coucy-le-Château, Anizy-le-Château ou Soissons) qui desservent 127 communes. Elles peuvent effectuer un travail social, être chauffeuse, secrétaire, responsable de magasin. Les infirmières, dentistes, médecins exercent leur métier dans les dispensaires organisés dans tout le territoire ou l’hôpital de Blérancourt.
Les bibliothécaires gèrent les bibliothèques installées dans les centres du Comité. Chaque centre a sa propre organisation : une directrice, deux sous-directrices, des chauffeuses, des travailleuses sociales. Chacune des volontaires est marraine d’un village et connait les besoins de chaque famille dont elle suit l’évolution en partenariat avec le maire ou le curé. Des enquêtes précises sont réalisées dans chaque foyer (le nombre et l’âge des personnes, leurs besoins, l’aide qui leur a été apportée). Des bureaux à Paris et à New York gèrent les questions de politique générale, de communication, de collecte des dons et de leur répartition. Ne se substituant jamais aux autorités françaises (militaires ou civiles), le Comité apporte son aide là où un manque existe et toutes les réalisations de l’organisation seront cédées aux communes à son départ en 1924.
Une reconstruction matérielle et morale
Les actions de secours de première urgence de 1917 et des années qui suivent l’immédiat après-guerre, vont s’étendre après 1919 à une véritable politique de reconstruction à la fois matérielle et morale. Le Comité va œuvrer dans des domaines aussi variés que l’aide médicale, agricole, industrielle, mais aussi culturelle et sportive avec la création de bibliothèques et la diffusion du scoutisme. La première nécessité est la reconstruction des édifices et le Comité met en place pour cela un atelier de reconstruction avec menuisiers et maçons à Blérancourt. La distribution et la vente de semences et outils agricoles permet à cette population paysanne de recréer rapidement des jardins potagers. L’achat de tracteurs et l’organisation de coopératives agricoles accélèrent la reconquête des terres agricoles. L’aide médicale et la santé publique sont assurées par un personnel de 13 docteurs et 18 infirmières à Soissons qui rayonnent sur toute l’Aisne et par 6 infirmières à Reims. Un hôpital à Blérancourt traite des cas les plus graves. Ces infirmières-visiteuses sont des Françaises, diplômées de l’école Florence Nightingale de Bordeaux et payées par le CARD. Le Comité favorise le sport et la culture, crée des foyers, des manifestations sportives, des rassemblements de scouts et favorise la lecture publique par l’implantation des cinq bibliothèques et des premiers bibliobus, desservant 50 communes. Cette action humanitaire globale sera reconnue et saluée par le gouvernement français qui décerne de très nombreuses décorations au Comité américain et à ses membres.
Valérie Lagier, conservateur en chef, musée franco-américain du Château de Blérancourt
Un article que vous pouvez retrouver dans le recueil Femmes en guerre.
Présentation du recueil : Le 6 août 1914, la France se pare d'affiches s'adressant "Aux Femmes françaises". Le président du Conseil, René Viviani, y exhorte les femmes à "remplace(r) sur le champ du travail ceux qui sont sur les champs de bataille", traçant un trait d'égalité et de responsabilité entre les deux espaces, le front et l'arrière. Et Viviani d’ajouter : "debout à l'action, au labeur ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde". De la gloire pour les femmes à l'issue de la Première Guerre Mondiale ? Les contributions originales de ce recueil aident à mieux percevoir la complexité et la valeur des réflexions, des engagements, des compétences, des sacrifices et des résistances de femmes, que les discours, une fois la paix revenue, ont systématiquement cherché à minorer.
Recueil illustré en couleurs, 120pages, 11 euros.
Nous contacter : musee.du.vermandois@gmail.com
Contributions de : Jean-Marie Blécot, François Denoncin, Guillaume Doizy, Mariel Hennequin, Valérie Lagier, Stéphanie Lemaire, Michel Magniez, Lucas Rousseau.