Lorsqu'on s’intéresse à la Première Guerre mondiale sous le prisme de la littérature, Le Feu s’impose comme une évidence. Ce roman d’Henri Barbusse, engagé volontaire en 1914 (il avait alors 41 ans), est tiré de son expérience personnelle du front. Il a été longuement mûri et pensé en première ligne pendant onze mois dans les tranchées, de décembre 1914 à 1915 . Henri Barbusse, tout au long de l'année 1915, tient un carnet de guerre dans lequel il note des expériences vécues, les expressions des Poilus, et dresse des listes diverses et variées. Ce carnet sert de base à la composition de son roman, dont l'essentiel de l'écriture l'occupe durant le premier semestre 1916, alors qu'il est convalescent à l'hôpital de Chartres puis à celui de Plombières. Le récit s’articule en vingt-quatre chapitres, qui paraissent d'abord sous forme de feuilleton dans le quotidien L'Œuvre, du 3 août au 9 novembre 1916, avant d'être publié par les éditions Flammarion le 15 novembre de la même année et d'obtenir, le 15 décembre, le prix Goncourt.
Le Feu est sous-titré Journal d’une escouade; la définition de l'escouade est donnée dans le livre par le personnage Caron : « L'escouade avait dix-sept hommes quand elle est partie pour la guerre. Elle en a, à présent, dix-sept aussi, avec les bouchages de trous. » C'est donc la vie de ces dix-sept hommes qui occupe les pages du livre. Pour Henri Guilbeaux, dans le journal La Guerre mondiale du 3 mai 1917, "Le Feu est un récit issu de la réalité et de la souffrance". La question qui est posée dans cet article est la suivante : dans ce roman de référence qui semble si fortement tiré du « réel » en étant centré sur l'expérience et le vécu des hommes, quelle place est donnée aux femmes ? Quelles représentations des femmes se dessinent à la lecture de ce roman décrit à l’époque comme un instantané de la vie dans les tranchées ? Quelle place le récit concède à ces femmes, que l’historiographie de ces dernières décennies a permis de réévaluer, tout en interrogeant les éléments nombreux et complexes qui ont marqué et modifié leur vie quotidienne dans ce moment particulier de notre histoire ?

 

L’objet des pensées du soldat  

D'un point de vue quantitatif, on peut constater que, sur l'ensemble des vingt-quatre chapitres du Feu, huit n’évoquent absolument pas les femmes. Néanmoins, on les retrouve tout au long des deux autres tiers du roman, de manière ponctuelle, mais régulière.
Dans le quotidien terrible du soldat, où souffrance et incertitude dominent, une des seules lueurs d'espoir et donc de quiétude, c'est l'évocation de l’épouse, de la fiancée ou de la mère. Le soldat se raccroche aux souvenirs de la vie d'avant et à l'espoir des retrouvailles ; il saisit souvent la moindre occasion pour évoquer le bonheur de la vie familiale  : « Comme ça, t'as vu ta femme, ta petite Mariette, pisque tu n'vivais que pour ça, et que tu n'pouvais pas ouvrir ton bec sans nous visser un ours à propos d'elle ! » ; « Oh ! La guerre va finir, on va revoir à jamais les siens : la femme, les enfants, ou celle qui est à la fois la femme et l'enfant, et on leur sourit dans cet éclat jeune qui, déjà, nous réunit. »
La famille constitue l’antithèse de la guerre et de ses horreurs, l’entité qui permet de se raccrocher à la notion de bonheur : « Des femmes et des enfants les attendent, groupés comme de jolis bonheurs. » Cet attachement à la famille se traduit concrètement par l'importance des photos ; les photos de famille, les photos de la femme aimée, sont présentes tout au long du roman. Dans le chapitre « Le barda », elles sont présentées comme le trésor parmi les maigres possessions du soldat : « Il y a, en effet, dans l'étalage des objets issus des poches de Volpatte, un étonnant amoncellement de papiers […] au milieu trône l'image de la femme et des petits. »
Le deuxième chapitre, « Dans la terre », déroule un passage émouvant au fil duquel le soldat Blaire confectionne une bague avec un morceau d'aluminium – l’artisanat dit des tranchées -, en expliquant comment cette activité maintient le lien avec son épouse : « Tu comprends, m'a-t-il dit une fois à propos d'une autre bague, il ne s'agit pas de bien ou de pas bien. L'important, c'est que je l'aye faite pour ma femme, tu comprends ? Quand j'étais à rien faire, à avoir la cosse, je regardais cette photo (il exhibait la photographie d'une grosse femme mafflue), et alors je m'y mettais tout facilement, à cette sacrée bague. On peut dire que nous l'avons faite ensemble, tu comprends ? La preuve, c'est qu'elle me tenait compagnie et que j'lui ai dit adieu quand je l'ai envoyée à la mère Blaire. »

 

La relation épistolaire

Dans cette même logique, on comprend l'importance que revêt la correspondance. Tout au long du roman, dans de nombreuses occurrences la femme est associée à la lettre : celle que l'on reçoit, mais aussi celle que l'on écrit. La correspondance permet de rester en lien avec l'arrière et de se raccrocher au bonheur du passé. Barbusse ne s'étend pas sur le contenu de ces lettres ; pas d'épanchement émotif, on raconte le quotidien – le femme de Marthereau l'informe du prix du cochon – et c'est l'occasion pour le soldat de jouer son rôle d'homme fort et courageux, en rassurant plutôt qu'en partageant ses doutes, ses angoisses et ses peines.
La lecture de ces lettres offre un petit moment de douceur et de sérénité dans un univers brutal ; dans l'extrait suivant, le soldat Eudore explique pourquoi il garde les lettres de sa femme (certains soldats ne les gardent pas et les renvoient) : « - J'les garde. Quelquefois, j'les relis. Quand on a froid et qu'on a mal, j'les relis ! Ça vous réchauffe pas, mais ça fait semblant ». Barbusse tient à généraliser ce sentiment, en insistant : « Cette drôle de phrase doit avoir un sens profond, car plusieurs ont relevé la tête et disent : « Oui, c'est ça. » »
Un autre extrait décrit la parenthèse que constitue le moment où le soldat écrit à sa femme : « Une douceur de sentimentalité semble répandue sur le petit Eudore qui s'est recroquevillé dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, le crayon aux doigts, les yeux sur son papier ; rêveur, il regarde, il dévisage, il voit, et on voit l'autre ciel qui l'éclaire. Son regard va là-bas. Il est agrandi jusqu'à chez lui...
Le moment des lettres est celui où l'on est le plus et le mieux ce que l'on fut. »
Comme nous l’avons déjà évoqué, ces lettres sont pour le soldat l'occasion surtout de rassurer la femme inquiète, et il préfère taire ses angoisses et sa souffrance pour faire perdurer l'image du soldat .

La femme, faire-valoir du soldat

Tout au long du roman, les soldats sont traversés par des moments de doute, de lassitude et de découragement. Mais dans leurs interactions avec leur femme, ils ont souvent le réflexe de masquer tout cela pour rester fidèles à l'image du soldat courageux, parti se battre la fleur au fusil. Ils préfèrent rassurer plutôt que de partager leurs émotions, ce qui serait contraire à l'image virile du soldat, comme on le perçoit dans cet extrait : « [...]en réponse à une lettre de sa mère, dont les alarmes tombaient à faux et l'avaient fait rire …
« Tu crois que je suis au froid, à la pluie, au danger. Pas du tout, au contraire. C'est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n'a rien à faire qu'à se balader au soleil. J'ai ri de ta lettre... » »
Face au vaillant Poilu se dessine nettement l'image d'une femme admirative, qui non seulement doit attendre patiemment le retour du héros, mais encore le soutenir et l'admirer, pour ne pas risquer de « l'amollir ».
« Quand j'suis rentré d'perme, disait c't'ordonnance, les bonnes femmes nous acclamaient à toutes les barrières de passage à niveau du train. » ; « Tu t'rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d'ça, qui parlait des attaques , qui en bavait, et qui disait : « Ça doit être beau à voir !... »
Telles que les décrit Barbusse dans ces notations pointillistes, les femmes ne le cèdent en rien au patriotisme officiel et ne semblent pas douter du bien-fondé de la guerre.

Quelques femmes à proximité
Si jusqu'ici, la présence féminine du Feu se limite à des personnages lointains d'épouses et de mères restées à l'arrière et à peine évoquées, le roman compte néanmoins quelques personnages de femmes, bien présentes, qui ont une identité (et n’incarnent pas seulement un type) et qui jouent un rôle dans la dramaturgie.
Le chapitre cinq, « L’Asile », campe le personnage peu flatteur de Palmyre. Les hommes de l'escouade partent au repos dans un village, après une longue marche décrite en détail. Leur espoir : trouver un refuge où se nourrir et se reposer. Mais le village a déjà été investi par les officiers et les services. Ne restent que les granges pour les escouades. Ils réussissent à louer une petite pièce crasseuse et sombre en vue de s'y installer pour manger. Cette location fait leur bonheur, même si elle les confronte à l'avidité et à la cupidité des civils. Ces civils vont être personnifiés en une femme, présentée comme « l'hôtesse », qui loue, mais à prix d'or, une petite pièce misérable. Tout le champ lexical pour décrire Palmyre relève du négatif : « La bonne femme a lâché son balai. Elle est maigre et sans relief. Son caraco pend sur ses épaules comme sur un portemanteau. Elle a une tête inexpressive, figée, cartonnière. Elle nous regarde, hésite, puis, à contrecœur, nous conduit dans un local très sombre, en terre battue, encombré de linge sale. » Pour désigner Palmyre, à « bonne femme » succéderont les termes : « la femme en carton », « la vieille », « la mégère [...]agressive », « clopin-clopant ».
Voici l'échange entre Palmyre et un soldat qui discute le prix du vin qu'elle veut leur vendre :
« - On voit que vous n'risquez pas vot' argent, vous.
–    Non, nous ne risquons que not' peau ».
Un peu plus loin, le soldat Cocon interroge le fils de Palmyre sur ses parents :
«  - Ton papa i' dit, n'est-ce pas : « Pourvu que la guerre continue ! » hé ?
–    Pour sûr, dit l'enfant en hochant la tête, parce qu'on devient riche. Il a dit qu'à la fin d'mai on aura gagné cinquante mille francs.
–    Cinquante mille francs ! C'est pas vrai !
–    Si, si ! Trépigne l'enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu'ça soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que mon frère Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l'arrière et, comme ça, la guerre pourra continuer. »
La pensée de Palmyre est résumée d’une phrase lapidaire, quelques lignes plus loin. Pour elle, « l'exploitation du malheur public est un trésor. » Le fait que des civils exploitent les malheurs de la guerre pour s'enrichir est évoqué plusieurs fois dans le roman, mais soulignons encore que le personnage incarnant cet état d'esprit est une femme.

Nous trouvons d'autres personnages féminins dotés d’une identité propre dans le chapitre douze, « Le Portique ». Le soldat Poterloo y fait une confidence au narrateur : avec l'aide d'Alsaciens, il a pu se rendre à Lens pour retrouver sa femme, Clotilde, qui y est réfugiée. Mais ce qu'il a vu lui a brisé le cœur : elle discutait avec un sous-officier allemand, souriante. Clotilde n'est pas seule. Elle est accompagnée par Madeleine Vandaërt, la femme d'un camarade de Poterloo qui a été tué à Montyon. Barbusse raconte : « Elle le savait qu'il avait été tué, puisqu'elle était en deuil. Et elle, elle rigolait, elle riait carrément, j' te l'dis... et elle regardait l'un et l'autre avec un air de dire : « Comme j'suis bien ici ! » »
Plus loin, Poterloo, qui parle de sa femme, explique qu’« Elle ne peut pas s'empêcher d'être bien, et satisfaite, et s'épanouir, dès lors qu'elle a un bon feu, une bonne lampe et de la compagnie, que j'y soye ou que j'y soye pas ... »
Dans ce chapitre, la question du sexe est, très timidement, abordée avec la référence aux comportements légers à l'arrière, pendant que les soldats se battent au front. Ce qui est étonnant, c'est la réaction de Poterloo ; alors qu'habituellement, les « femmes à boches » étaient mises au ban de la société, accusées de déshonorer la nation, ici le soldat se montre compréhensif envers son épouse : 18 mois, c'est long pour une jeune femme de 26 ans. Il garde donc l'espoir de tout reconstruire avec elle après la guerre.
On a donc, d'un côté des femmes faibles, qui cèdent à la tentation, et de l'autre, un soldat courageux et généreux, capable d’éprouver de l'empathie et de pardonner par amour. La répartition des rôles reste polarisée et manichéenne. Chacun demeure dans un rôle de genre stéréotypé.

Nous restons dans le domaine du sexe, ou du moins du désir, avec le personnage féminin le plus fort du roman : Eudoxie Dumail, qui émerge dans le chapitre quatre, « Volpatte et Fouillade ».
Les deux soldats l'aperçoivent dans un bois : « C'est Eudoxie qu'elle s'appelle. J' la connais pour l'avoir déjà vue. Une réfugiée. J'sais pas d'où qu'elle d'vient, mais elle est à Gamblin, dans une famille.
–    Elle est maigre et belle, constata Volpatte. On y f'rait bien une p'tite douceur … C'est du fricot, du véritable poulet... Elle a quéqu' chose comme z'yeux ! »
Le narrateur découvre un peu plus loin que cette Eudoxie est là pour le soldat Farfadet. C'est l'unique fois, dans le roman, qu'un personnage féminin est décrit sous l'angle de la séduction : « Sa figure étrangement maigre et pâle s'inquiète, ses paupières battent sur ses yeux magnifiques. Elle est nu-tête ; son corsage de toile est échancré sur le cou, à l'aurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil, cette femme couronnée d'or. La blancheur lunaire de sa peau appelle et étonne le regard. Ses yeux scintillent ; ses dents, aussi, étincellent dans la vive blessure de sa bouche entrouverte, rouge comme le cœur. »
Il est intéressant de noter qu'un peu plus tôt, le narrateur expliquait :  « [...]elle nous a suivis dans notre longue et pénible émigration ! Elle est attirée ... » Pour Barbusse, c'est la femme qui subit l'attraction des nobles soldats et non l'inverse. Elle a été séduite par Farfadet et repoussera les avances du soldat Lamuse.
La fin d'Eudoxie est particulièrement dramatique ; dans le chapitre dix-sept, « La Sape », Lamuse trouve son cadavre dans une fosse. Lui qui n'a jamais pu la tenir dans ses bras de son vivant, pourra donner une ultime étreinte au cadavre de la femme désirée.
Quant à Farfadet, nous le retrouverons plus loin, languissant et vivant dans le souvenir de sa bien-aimée : « C'est pourquoi on voit Farfadet continuer à vivre vaguement avec la vivante image aux cheveux blonds, qu'il ne quitte que pour prendre contact avec nous par de rares monosyllabes. »
On notera que cette évocation du désir chez les soldats est particulièrement chaste ; le mot employé par Barbusse pour qualifier la liaison entre Farfadet et Eudoxie est « idylle » et la fin tragique de la maîtresse donne une ampleur mélodramatique. Quant au prénom du personnage féminin qui représente le désir dans le roman,  Eudoxie, il vient du grec « eudoxia », référence à l'estime et à la réputation.
Dans Le Feu, le sexe et la frustration sexuelle des soldats sont complètement absents. Aucune allusion aux BMC de l'armée (bordels militaires de campagne) ni à la recrudescence des maladies vénériennes qui donnera lieu à une surveillance sanitaire.
Un autre exemple de ce floutage de la frustration sexuelle du soldat est donné dans le chapitre seize, « Idylle » : le soldat Paradis est usé, il a passé la nuit à faire l'agent de liaison avant d’assurer une longue relève avec l'escouade. Il trouve l'énergie d'aller explorer une maison en arrivant au cantonnement. Une vieille femme y nettoie des bottines de jeune femme. Paradis, dont la fatigue disparaît, termine de cirer lui-même les chaussures, fasciné et béat. Quand la vieille propose d'aller chercher sa petite-fille, Paradis refuse et garde au visage le sourire procuré par le contact avec les chaussures. Nous sommes donc très loin d'une sexualité débridée.

Comme on l’a vu, les femmes de l’arrière s’inscrivent dans une vision idéalisée du féminin, l’épouse, la mère ou de la fiancée ayant pour fonction de réchauffer le cœur des soldats et leur permettre de garder espoir. Curieusement, les rares personnages féminins du roman s’opposent à cette vision et ne sont pas particulièrement flatteurs : la profiteuse, la « femme à boches »... L'image de la femme semble être assez réductrice et teintée de misogynie.

Les femmes, entre invisibilité et dépréciation
Dans Le Feu, la plupart du temps, le mot femme doit se comprendre comme synonyme d’épouse. Sa principale fonction est de tenir la maison et de faire des enfants :
« - J'suis pas sale comme ça dans le civil, disait-il.
–    Ben, mon pauv' vieux, ça doit doit salement t' changer ! dit Barque.
–    Heureusement, renchérit Tirette, parce qu'alors, en fait de gosses, tu f'rais des petits nègres à ta femme ! »

En ces temps de guerre, la maternité constitue la fonction fondamentale des femmes, un devoir envers la Nature et la Patrie : « -Non seulement vivant, mais blessé ! Débarrassé de la mort ! Ah ! Il y a des femmes et des enfants qui ont de la chance. »
Le statut social des femmes se réduit à celui d’épouse ou de veuve. Dans d'autres passages, la femme peut être aussi la mère ou plus rarement la fille, l’enfant. Mais elle bénéficie rarement d’un statut indépendant. Elle semble systématiquement contrainte de se définir par rapport aux hommes, et dans le roman, ces hommes sont forcément des soldats.
En dehors de son rôle au sein de la famille, la femme est très rarement décrite au travers d’un statut professionnel. Néanmoins, voici les fonctions invoquées, disséminées dans le roman : servante, nourrice, dames de la Croix Rouge, hôtesse, blanchisseuse, paysanne, patronne d'estaminet et enfin ouvrière. Ces allusions aux activités professionnelles des femmes sont très rares : moins d'une dizaine dans un roman de quatre cents pages. On constate également que ces activités restent traditionnelles et peu valorisantes. Nous sommes très loin de cette image de l'émancipation de la femme pendant la Première Guerre mondiale, véhiculée par l’historiographie dans les années 1980. Aucune mention de l'implication des femmes dans la vie économique, dans la fabrication des munitions, dans les soins médicaux apportés aux soldats, et encore moins dans les combats ou l'espionnage. Loin de l'image de la femme émancipée, la femme, dans le roman de Barbusse, reste prisonnière de la société patriarcale.

Comme évoqué dans la première partie, la répartition des rôles est déterminée par le genre. Aux hommes, le courage, l'abnégation, la force et la virilité ; face à ces Poilus, les femmes, naturellement « épilées », se doivent d'attendre patiemment le retour des héros, d'admirer et de soutenir les hommes, et non tenter de les retenir ou de les « amollir » par une affection démesurée. Le chapitre huit, « La Permission », est très représentatif de cette répartition. Le soldat Eudore bénéficie enfin d’une permission pour retrouver son épouse, Mariette, qu'il n'a pas vue depuis quinze mois. Mais les retrouvailles ne se déroulent pas comme prévu. Eudore est accompagné de trois camarades qui ne parviennent pas à se loger. Ils passeront donc la nuit dans la chambre d'Eudore et Mariette, les deux tourtereaux ne pourront que se regarder dans le blanc des yeux : « Et moi, j' te la serre dans mes bras et j' te l'embrasse le plus longtemps que j' peux, pendant une demi-minute … Pas content – dame – y avait d' quoi ! - mais content tout de même que Mariette n'ait pas voulu fiche dehors les camarades comme des chiens. Et j' sentais aussi qu'elle me trouvait brave de ne l'avoir point fait. »
L'épouse a pour mission le sacrifice de soi et l'admiration de l'époux-soldat. On note également qu'une fois de plus, Barbusse évacue toute situation à caractère sexuel. Rappelons qu’à l’époque, les Féministes modérées du Conseil National des Femmes Françaises adhèrent à ce modèle et prescrivent, à l'occasion des premières permissions de 1915, de ne pas affaiblir les soldats par les « larmes ».
Un peu plus loin, cependant, Mariette cède à la tentation de l'égoïsme : « Voilà le jambon, le pain, le vin. Je te les donne pour que tu en profites tout seul, mon gars. Eux, on leur a donné assez ! qu'elle a dit. » Ce à quoi Eudore répond quelques lignes plus loin : « Tenez, les v'là : l' jambon ici là et le grignolet, et v'là l' kilo. Eh bien, puisque c'est là, vous ne savez pas ce qu'on va faire ? Nous allons nous partager ça, hein, mes vieux poteaux ? » À la femme, la tentation de l'égoïsme, et à l'homme, la générosité et la virilité du partage. Barbusse perpétue les stéréotypes de genre.

Paradoxalement, si on constate une idéalisation de la femme au foyer attendant le retour du héros avec le lot d’espérance que cette image véhicule, on ne peut que remarquer, au fil des pages, une dépréciation grandissante des femmes : « Les femmes ici, murmure La Mollette, a sont laides, c'est des r'mèdes » ; « Quand j'étais jeune, j'étais bien vu des femmes, affirma-t-il en secouant le chef. J'en ai mouflé, des d'moiselles ! » ; « Il constate que la ville abonde en élément féminin :  - Mon vieux, il y a d' la fesse ! » ; « Nous nous trouvons tout à coup face à face avec une créature édentée qui sourit jusqu'au fond de la gorge... Quelques cheveux noirs se hérissent autour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblée de petite vérole, semble une de ces faces mal peintes sur la toile à gros grains d'une baraque foraine. »
Dans ces notations sommaires, nous sommes loin du tableau de l'épouse idéalisée. On relève d'autres mots du champ lexical choisis pour décrire les femmes : « mégère », « agressive », « femme en carton », « obèses », « la guenon », « la profiteuse »... Autant de termes peu flatteurs. Rappelons le personnage de Palmyre, incarnation féminine des profiteurs de guerre.
Autre élément significatif, quand Barbusse cherche à évoquer la faiblesse et le manque de dignité d'un homme, les expressions qu'il emploie renvoient au féminin péjoratif :  « Il est parti à pousser des gueulements comme une femme. », « Il y a ceux qui crient comme des femmes. »...

Le Feu, pacifiste et… misogyne ?


Si on peut considérer Le Feu d'Henri Barbusse comme un témoignage précis et réaliste de la vie d'une escouade au sein des tranchées, on doit également conclure qu'il ne nous éclaire pas beaucoup sur la vie des femmes, leur évolution, leurs souffrances, leurs sentiments, leurs opinions, leur éventuelle émancipation, leur rôle actif durant le conflit, leur éventuelle opposition à la guerre. Des pans entiers de ces problématiques – l'implication dans la vie économique, la sexualité … -  sont totalement absents de l'œuvre, aspect d’autant plus étonnant que Barbusse met en forme son récit lors de sa convalescence, c’est à dire à l’arrière, après avoir été soigné par un aréopage d’infirmières et donc inévitablement rencontré l’inquiétude de ces femmes et de ces mères pour leurs proches au front, peut-être même endeuillées, ou encore confrontées aux restrictions ou durement exploitées, le conflit justifiant la suspension de certains droits acquis dans les décennies précédentes.
Les femmes sont invisibilisées, la plupart du temps réduites au rôle de « Pénélopes modernes », attendant le retour du héros. Elles sont perçues du point de vue de l'homme, ne se définissant que par rapport au masculin. En cela, Barbusse se conforme aux stéréotypes de genre de son époque, qui sont réaffirmés, et se fait le représentant d'une société marquée par la domination patriarcale. On pense bien sûr à la chanson de Craonne et son « adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes », dans laquelle « les femmes » sont évoquées dans un lointain inaccessible, et par là même privées de rôle actif dans la Guerre.
On peut cependant nuancer cette affirmation. Henri Barbusse a rédigé l'essentiel de son œuvre en 1915. Il est encore trop tôt pour percevoir l'érosion des stéréotypes qui va résulter d’un prolongement du conflit ; plus les années passent en effet, plus le stéréotype du héros s’érode le soldat en souffrance et frustré dépendant de plus en plus de l'arrière féminin, comme l’a montré Jean-Yves Le Naour . Atteint dans sa virilité, le poilu va craindre de plus en plus l'adultère, reprocher à l'arrière de profiter de la vie pendant qu'il se sacrifie, avec pour conséquence la montée d’une misogynie exacerbée. Mais ce n'est pas encore le cas au moment où l'auteur conçoit son œuvre.
Cependant, dès les premiers jours du conflit un nombre grandissant de femmes se retrouvent à devoir assumer des charges jusque-là réservées aux hommes, dans les campagnes notamment, mais pas seulement. Rapidement, l’industrie de guerre fait appel à la force de travail féminine, également fort présente dans les services de santé. En 1915-1916, les femmes sont déjà fortement impactées par le conflit et leur rôle se fait grandissant, ce que Barbusse se refuse de restituer dans son récit.
Sous couvert de pacifisme, « Les hommes sont faits pour être des maris, des pères – des hommes, quoi ! - pas des bêtes qui se traquent, s'égorgent et s'empestent. », le roman de Barbusse véhicule une vision profondément traditionaliste des rôles de genre dans la société de l’époque. Si les hommes sont « faits pour être des maris, des pères », il reste seulement aux femmes le rôle « d’épouses, de filles ».

 

Repères biographiques
Henri Barbusse est né le 17 mai 1873. Il est d'abord journaliste et nouvelliste (L'Écho de Paris, Le Matin). En 1908, il écrit un premier roman naturaliste L'Enfer. Son grand succès est Le Feu, journal décrivant l'horreur des combats, paru en 1916, qui obtient le Prix Goncourt. On le surnomme alors le « Zola des tranchées ». En 1923, Barbusse adhère au parti communisme. Il admire la Révolution russe qu’il évoque dans un livre publié en 1921, Le couteau entre les dents. Il cherche à définir une « littérature prolétarienne ». Pacifiste, il prend la tête du mouvement anti-guerre Amsterdam-Pleyel avec Romain Rolland et Albert Camus, au moment de la prise de pouvoir d'Hitler en Allemagne. Il meurt à Moscou le 30 août 1935, lors d'un de ses voyages en URSS. Il est enterré au Père Lachaise à Paris.

 

Un article que vous pouvez retrouver dans le recueil Femmes en guerre.

Présentation du recueil : Le 6 août 1914, la France se pare d'affiches s'adressant "Aux Femmes françaises". Le président du Conseil, René Viviani, y exhorte les femmes à "remplace(r) sur le champ du travail ceux qui sont sur les champs de bataille", traçant un trait d'égalité et de responsabilité entre les deux espaces, le front et l'arrière. Et Viviani d’ajouter : "debout à l'action, au labeur ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde". De la gloire pour les femmes à l'issue de la Première Guerre Mondiale ? Les contributions originales de ce recueil aident à mieux percevoir la complexité et la valeur des réflexions, des engagements, des compétences, des sacrifices et des résistances de femmes, que les discours, une fois la paix revenue, ont systématiquement cherché à minorer.  

Recueil illustré en couleurs, 120pages, 11 euros. 

Nous contacter : musee.du.vermandois@gmail.com

Contributions de : Jean-Marie Blécot, François Denoncin, Guillaume Doizy, Mariel Hennequin, Valérie Lagier, Stéphanie Lemaire, Michel Magniez, Lucas Rousseau. 

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