Un grand merci à Neo02 du blog https://neolithiqueblog.wordpress.com/ pour cet article fouillé et passionnant. 

Au printemps 1969, lors de la construction du Collège Marcel Pagnol de Vermand (02), deux habitants découvrent une très belle hache polie en silex dans la terre issues des travaux de décapage : Monsieur Piat témoigne « En retournant une grosse motte de terre qui dépassait d’un tas, j’ai eu la surprise de voir dépasser la partie inférieure de cette hache de pierre qui s’est révélée intacte malgré les déplacements par les différents engins ».
Cette hache polie est maintenant déposée au Musée Vermandois. Et c’est l’occasion de faire une synthèse sur ce type de hache bien particulier pour se convaincre que même une découverte sans aucun contexte archéologique peut nous en dire beaucoup sur nos ancêtres du Néolithique.


Un peu de contexte.

Le Néolithique marque la fin de la Préhistoire et se déroule, pour notre région, entre 5500 et 2200 ans avant notre ère. Les communautés de paysans vivent de l'agriculture et de l'élevage et se regroupent en villages qui peuvent être entourés de fossés et palissades. Leurs maisons en bois n'ont laissé que peu de traces mais leurs monuments mégalithiques (dolmens et menhirs) sont encore bien présents dans notre paysage.

Le Néolithique, c'est aussi une série d'innovations comme la céramique, le polissage de la pierre, puis la métallurgie du cuivre et de l’or. Le polissage de la pierre permet la déforestation qui ouvre la voie à l'agriculture puis au stockage des excédents et donc à une certaine forme de richesse.

On assiste donc à des changements sociaux importants avec une hiérarchisation des sociétés et des modifications dans les rites et religions. Ces nouvelles "élites" sont aussi à l'origine de réseaux d’échange à longue distance qui permet l’accumulation d’encore plus de richesses. Et la hache polie n'échappe pas à ce phénomène.

Les haches polies fonctionnelles… et les autres.


Dans l'Aisne, les premières haches polies sont en roches tenaces. Il s'agit surtout de haches en grès-quartzite stampien issues de gisements locaux ou de haches en roches dures venues des régions voisines (les dolérites de Normandie par exemple). Si la très grande majorité des haches sont des objets fonctionnels pour le travail du bois, il existe aussi quelques haches polies qui sont trop fragiles pour avoir été utilisées et pour lesquelles les préhistoriens vont parler « d’objets-signes ».

Les haches de Vendeuil (02)

Ce sont souvent des lames de haches en roches alpines (jadéites, omphacitites ou éclogites) qui proviennent de carrières issues dans les Alpes Italiennes (autour du Mont Viso). L’exemple le plus intéressant pour notre département est celui des 2 lames de haches trouvées à Vendeuil (canton de Ribemont) qu'on peut dater vers 4600 avant notre ère. 

Le dépôt de Vendeuil a été découvert lors d’un diagnostic archéologique en 2003. La première lame polie est apparue à une profondeur de 1,30 mètres et la seconde, à 30 cm de la première, était à 1,50 mètres de profondeur. Toutes deux étaient fichées verticalement, tranchant orienté vers le haut. Aucune trace de structures n’a été observée autour et l’étude des coupes stratigraphiques montre que les haches ont été déposées dans une zone de prairie inondable.

 

Le début des minières à silex.

Haches polies emmanchées (Musée Saint-Rémi à Reims)

Au Néolithique Moyen, vers 4500 avant notre ère, les néolithiques quittent les fonds de vallée pour s’installer sur les plateaux. Le besoin de haches polies augmente car il faut défricher la forêt primaire et les importations de haches fonctionnelles en roches tenaces ne suffisent plus.

Le silex est un matériau local et abondant qui est utilisé depuis longtemps pour réaliser des outils (lames de couteaux, grattoirs, tranchets…). Mais vers 4300 avant notre ère, les populations néolithiques mettent en place de véritables minières à silex pour extraire des gros rognons qui vont être utilisés pour fabriquer les haches taillées destinées à être polies. Pour rappel, une « hache taillée » n’est pas un outil mais une ébauche de hache polie. Le polissage ne se fait pas sur le lieu de taille et il apporte deux réels avantages : Une meilleure résistance à la cognée et la possibilité de réaffuter le tranchant très rapidement en cas de casse.

La hache polie d’Achères (275mm)

 

 

Tout comme pour les haches en roche tenace, la très grande majorité des haches polies en silex est destinée au travail du bois. La longueur moyenne de ces haches polies est entre 10 et 15 cm.

Mais comme pour les haches en roches tenaces, il existe aussi de très grandes lames de haches polies en silex qui n’ont pas vocation à être utilisées. On les retrouve souvent dans état proche du neuf, comme c’est le cas pour celle de Vermand.

Pour s’en convaincre on peut prendre l’exemple du dépôt trouvé en 2008 lors d’une fouille archéologique menée par Françoise Bostyn à Achères (Yvelines). Ici aussi, on est sur deux haches polies qui sont « plantées en oblique, tranchant vers le haut, en dehors de tout contexte d’habitat et dans un fond de vallée humide sans occupation néolithique ». Mais ici, les 2 haches polies sont en silex et la plus grande (qui mesure 27.5 cm), est « entière et parfaitement polie » et d’un type bien particulier : le « type Chevennes ».

 

 

 

 

 

 

 

La détermination du « type Chevennes ».

Le premier préhistorien à avoir étudié ces grandes haches en silex s’appelle Pol Baudet qui présente à la Société Préhistorique Française en 1907 plusieurs lames de haches de grandes dimensions trouvées dans l’Aisne entre Saint-Quentin et Vervins (notamment sur les communes de Chevennes ou de Faucouzy).

https://www.persee.fr/doc/bspf_0249-7638_1907_num_4_6_11566?pageId=T1_328

Ce travail est repris par René Parent qui publie sa thèse de Doctorat en 1973 sur « Le peuplement préhistorique entre la Marne et l'Aisne ». Il décrit le type Chevennes comme une « hache longue et mince dont les côtés sont équarris » avec une forme qui « s’inscrit dans un trapèze avec un tranchant régulier de faible courbure et un talon large, aminci et faiblement arrondi ».

Avec ses bords droits et équarris, la hache en silex de type « Chevennes » rappelle les lames de haches en roches alpines de type « Puy » que le préhistorien Pierre Pétrequin situe dans la deuxième phase du Néolithique Moyen (« Michelsberg Ancien ») c’est à dire autour de 4000 ans avant notre ère.

Quelques haches de type « Chevennes »

https://www.academia.edu/42827272/Typologie_chronologie_et_r%C3%A9partition_des_grandes_haches_alpines_en_Europe_occidentale

De son coté, l’archéologue Roger Martinez a publié en 2022 (dans la « Revue archéologique du Vexin français et du Val d’Oise »), une chronologie des haches polies en silex faite à partir de la fouille du site de production de Boury-en-Vexin (Oise). Son type « 3a1 » est « une hache plate symétrique à section quadrangulaire présentant une face plus ou moins rectangulaire » qu’il situe entre 4250 et 4000 avant notre ère.

Les haches en silex de type « Chevennes » et les haches en roches alpines de type « Puy » sont donc à la fois très ressemblantes et contemporaines, comme si la puissance du mythe des haches alpines avait entrainé le besoin de reproduire ces mêmes lames de haches dans une roche plus facile à obtenir localement, le silex.

La hache polie comme « objet-signe » du Néolithique.

La nécropole de Varna.

Pierre et Anne-Marie Pétrequin ont étudié les centaines de dépôts de haches alpines à travers toute l’Europe. Le « Jade » est une roche très rare, très lumineuse et très tenace qui va circuler au Néolithique sur des milliers de kilomètres pour être échanger entre les élites d’une société fortement inégalitaire. Au départ des carrières du Mont Viso (Italie), on va les retrouver dans les tombeaux des princes du Morbihan et plus loin encore, en Irlande, en Allemagne et même jusque Varna, une nécropole sur les bords de la Mer Noire en Bulgarie.

Exclues des échanges marchands, les haches en jade auraient circulé à longue distance à la faveur de dons sans contrepartie matérielle, en particulier pour établir des liens d’alliance entre différents centres de pouvoir. Comme le suggèrent les exemples ethnographiques de Nouvelle-Guinée, le principe de ces dons repose nécessairement sur un système de valeurs religieuses des objets-signes.

 

Les 2 paires de haches du « Petit-Rohu »

Aussi ne doit-on pas s’étonner de trouver les grandes haches regroupées dans des dépôts enterrés ou plantées verticalement dans le sol dans des points remarquables du paysage, comme au « Petit Rohu », à Saint-Pierre-de-Quiberon ou dans des marais, des abris sous roche, ou encore au pied de gros rochers, de stèles et de menhirs, réputés comme étant des points de communication entre le monde terrestre et les mondes souterrains peuplés de Puissances surnaturelles.

Il s’agirait alors de véritables actes de consécration religieuse, les haches étant offertes aux Puissances qui gouvernent le monde, de la même manière qu’elles étaient données aux élites du moment.

Les haches de Gavrinis

 

 

Cette hypothèse est largement confortée par la représentation fréquente des haches en jade parmi les signes de la mythologie carnacéenne, autour du golfe du Morbihan. On pense, par exemple, aux représentations de haches polies du cairn de Gavrinis.

Reste à savoir comment les néolithiques pouvaient produire de si longues lames de haches polies en silex.

 

 

 

 

 

 

 

Silex tertiaire et polissage au « passe-partout ».

Une minière à silex (Musée de Troyes)

Les silex sont des roches siliceuses issues de formations sédimentaires comme le calcaire ou la craie. Pour la Picardie, on va distinguer le silex secondaire (Sénonien et Campanien) et le silex tertiaire (Bartonien).

Le silex secondaire est extrait de rognons aux formes plus ou moins variées alors que le silex tertiaire se retrouve sous la forme de grandes « plaquettes » qui vont permettre de produire les plus longues lames de haches et qui vont influer sur la forme et la section. C’est avec ce silex tertiaire qu’on va produire des lames de haches de type Chevennes dont les plus longues dépassent les 33 centimètres.

Mais le silex tertiaire est plus rare que le silex secondaire. Les deux plus importantes minières connues pour le Nord de la France sont en région parisienne. Il s’agit de la minière de Flins (Yvelines) et surtout de celle de Jablines (Seine-et-Marne). Une fois l’ébauche terminée, la hache taillée doit être polie. Et là aussi, ces grandes lames de haches vont suivre un process très particulier.

Fabrication d’une hache en silex
Polissoir (Musée de Poitiers)

Dans sa définition commune, le « polissoir » est un gros bloc en roche dure (souvent en grès-quartzite ou en silex gréseux) qui aura servi à polir les haches polies, qu’elles soient en silex ou en roches tenaces (roches alpines, dolérites, diorites, fibrolites…). L’opération consiste à polir une ébauche par une action d’abrasion sur un bloc de pierre humidifié qui peut être associé à du sable. On observe donc sur les polissoirs des rainures parallèles de section en « V » ou en « U » qui témoignent du polissage des flancs ainsi que des cuvettes ovales pour affuter les tranchants ou lisser le corps de la pièce.

Le polissage se fait en position axiale assise ou agenouillée, sur une plage de travail limité qui entraine des rainures sur 40 à 50 cm au maximum. La pression n’est maximale que dans la partie centrale de la course et elle diminue en début et en fin de mouvement pour repartir dans l’autre sens. On a donc des rainures qui ne sont pas homogènes sur la longueur. Elles sont surcreusée au centre par rapport aux extrémités, mais aussi beaucoup plus évasées et concaves en profil axial : le résultat d’une pression sur les flancs de la hache pour abraser l’une de ses facettes latérales.

Pour les néolithiques, chaque polissage représente des heures d’un travail usant. Les expérimentations archéologiques nous donnent une idée de cet effort. La durée de polissage d’une hache en silex, sans affûtage du tranchant, dépend de ses dimensions, de la qualité de préparation de la taille, et de l’extension polissage sur le corps de la pièce. Une préforme d’une longueur de 20 cm qui est très bien préparée va nécessiter de perdre 80 à 100 grammes pour être polie à 90%. Pour y arriver, il faudra compter de 7h00 de travail, soit à 15h00 avec les temps de pause.

Mais pour le polissage des plus grandes lames, Jacques Pelegrin, préhistorien au CNRS, a identifié une méthode de polissage « industriel » avec un dispositif en galère qu’il appelle le « passe-partout ». Il s’agit de polir une longue hache polie en la fixant dans une pièce de bois qui va être lestée d’un poids par-dessus. Cette pièce de bois est tirée en va-et-vient par 2 personnes (une à chaque extrémité) comme pour le sciage d’un tronc d’arbre. Voir son expérimentation réalisée au Danemark :

https://www.youtube.com/watch?v=wjpeW_HBMxs&t=5s

Jacques Pelegrin et une hache de type « Chevennes »

Pour confirmer son hypothèse, Jacques Pelegrin a aussi identifié les grands polissoirs utilisés. Ceux-ci portent des rainures bien plus longues et régulières (jusque 80 cm). Ces rainures sont de section constante et très rectiligne en profondeur et elles sont sur les parties centrales du bloc, alors que les polissages manuels sont plutôt visibles en périphérie.

Avec ce dispositif, la pression, la vitesse de la course et la longueur du va-et-vient permettent d’augmenter le rendement. Il ne faut plus que 1h30 pour l’abrasion du corps de la hache et 1h30 de polissage manuel pour la finition du tranchant.

Quelques autres lames de haches polies de type « Chevennes ».

Parmi la quarantaine de lames de haches polies de ce type recensées, la plus longue est celle trouvée en 1879 à Abancourt (Oise). Elle mesure 33,5 cm mais on ne peut la voir car elle est dans les réserves du musée de Rouen.

Toujours au-dessus des 30 centimètres et du même type, vous pouvez admirer la hache exposée dans les vitrines du très beau Musée de Picardie à Amiens (Longueur 33 cm, Largeur 6 cm, Epaisseur 4,5 cm).

Hache du Musée de Picardie

On peut aussi citer les haches de Faucouzy dans l’Aisne (26.7 cm) et d’Heudicourt dans l’Eure (33 cm) dessinées par Pol Baudet. Ou encore celle d’Épaux-Bézu dans l’Aisne (29.4 cm) publiée par René Parent en 1973.

Plus récemment, on a pu voir une très belle hache de 27 cm provenant de Sannois (95) dans la vente aux enchères de la collection Bigot en 2021.

Hache de Sannois (95)

En synthèse.

La hache polie en silex déposée par Monsieur Piat au Musée du Vermandois est une hache de type « Chevennes » qui peut être datée entre 4250 et 4000 ans avant notre ère.

Elle a été réalisée à partir d’une plaquette en silex tertiaire qui aura pu être extraite de la minière de Jablines (77). Puis elle a été polie avec un mécanisme de « passe-partout » afin de l’amincir et lui donner une section quadrangulaire avec ses cotés droits et équarris.

On peut aussi penser qu’au vu de son parfait état, elle n’aura jamais été utilisée pour l’abattage des arbres. Mais elle aura été déposée à cet endroit pour une raison plus spirituelle que fonctionnelle. L’idée étant d’intercéder auprès d’une « Puissance divine » pour demander une grâce ou encore marquer un remerciement. Exactement ce que faisait la religion catholique avec ses ex-voto et ses fêtes votives.

Hâche de Vermand

 

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